Archives Marguerite Audoux

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Le style épistolaire alducien

Une première constatation ressort de l’examen de l’ensemble de notre corpus, ainsi que de celui qu’il reste à finir d’établir, mais que nous connaissons déjà bien : Marguerite Audoux est à l’aise dans la rédaction d’une lettre. Infiniment plus à l’aise que dans l’écriture romanesque, à propos de laquelle certains billets, où elle jette telle ou telle pensée, rendent bien compte des difficultés et des impasses que l’écrivaine rencontre (« Lorsque tu construis une phrase, tu sais si elle est bonne ou mauvaise, tandis que moi, je suis obligée, pour connaître sa valeur, de la cogner partout où elle peut résonner, comme une pièce de monnaie dont on n’est pas sûr[1]. ») Précisément, c’est la diversité que nous évoquions, à l’œuvre dans le fond et dans la forme, qui permet cette aisance. Il ne s’agit plus ici de la construction sérieuse d’un ensemble fini, mais d’un savant désordre, multiplié à l’infini, au gré des occasions, des événements, de l’envie, du simple plaisir... Certes, ce que nous affirmons là n’est pas propre à la correspondance alducienne. Cependant, cette petite œuvre d’art que peut être la lettre est sans doute, avec les contes (mais n’en est‑ce pas un à chaque fois quand elle rédige son courrier ?), la forme littéraire qui convient le mieux à la « couturière des lettres ». Pour une fois, elle peut bâtir à sa guise, agrandir le col, diminuer les manches, hâter en apparence la fin… Elle peut faire et dire ce qu’elle veut : au bout de la chaîne, il n’y a là qu’un lecteur, et aucun éditeur…

Cette liberté extrême, qui va si bien à notre romancière, elle ne se prive pas de l’exercer, et de pousser le plus loin possible certains traits inhérents au genre.

Tout d’abord, le propre de cette écriture en direct, dont on a déjà pu apprécier le langage fleuri, est de ne pas s’encombrer avec la syntaxe. Marguerite Audoux envoie par exemple à Larbaud, le 27 mai 1910, cette joyeuse pagaille grammaticale : « Ce pauvre Régis s’est cassé deux (attendez que je regarde dans le dictionnaire) Métacarpe, c’est‑à‑dire deux petits os du métacarpe. »… Au mois d’août suivant, elle lui livre une prose de la même farine : « Je n’ai pas eu le plaisir de lire votre traduction dans la NRF car Gide est absent de Paris depuis deux mois et comme il prenait sous son bonnet (non, pas sous son bonnet). Je ne sais comment dire. Enfin il me l’envoyait gentiment comme à une fidèle abonnée, mais du moment qu’il est au diable il m’y envoie aussi et je me brosse pour la NRF. » bel exemple d’épanorthose, totalement agrammaticale et bien évidemment spontanée chez l’épistolière, tout comme les nombreuses anacoluthes qu’elle sème au hasard des lignes, avec moins d’audace, il est vrai, que Madame Philippe – ou plutôt celle qui suggère ou dicte sa prose à la mère du romancier ‑ à l’heure où elle réclame la statue de Santa Fortunata : « Vous m’avez dit dans une de vos lettres avoir en votre possession le petit plâtre qui a été donné à mon fils par deux amis communs, à l’occasion de la publication de Bubu de Montparnasse, et que [sic] je connaissais bien ce plâtre ; il était accroché au‑dessus du lit de mon cher Louis ». Dans la suite immédiate, elle persiste d’ailleurs dans son forfait : « et comme j’y tiens beaucoup, ayant été donné [sic] à l’occasion du livre de Bubu, je vous prierais de me le renvoyer le plus vite possible ». (Lettre de la mi‑avril 1910).

Mais revenons à notre romancière qui, non seulement prend ses aises avec les constructions, mais encore avec les registres. « Moi et Francis », se plaît‑elle à dire (lettre 87) ; ou, s’adressant à Madame Fargue à propos de son fils, le 17 août 1911 : « Embrassez‑le bien pour nous deux Michel » La formule est récurrente : « Bons baisers de nous deux Louise » (lettre 139), « [C]royez à ma grande affection pour vous deux Lette. » (Lettre 198). Autre tic : « Je vais beaucoup mieux côté santé » (Lettre 167) ; « Mirbeau a des hauts et des bas côté santé. » (Lettre 198)… Le choix d’un lexique très familier rejoint ces petits relâchements qui contreviennent à la norme : dans ses lettres, Marguerite Audoux, quand elle commet une bévue, fait une « boulette » (Lettre 37) ; se repose‑t‑elle qu’elle « n’en fiche pas une datte » (106), ou encore « n’a rien foutu » (178) ; elle évoque aussi la « trompette » de larbaud sur une photo qu’elle lui envoie (133), trouve que tous les « anglisch » se ressemblent (155), parle de son correspondant américain qui n’aurait pas loin de « 50 piges » (160) et, plutôt que le cafard, a dans le cerveau un hanneton qui la « grafougne avec ses pattes » (191). À propos du brochet de Lelièvre, dont il a déjà été question, Madame et Monsieur Roche « s’en sont fourrés jusque là » (207). « Et puis crotte ! » (210), nous ne prétendons pas épuiser ce réservoir d’expressions ou de vocables bien français[2]

Ce qu’il convient de noter, c’est que si, dans sa lettre du 10 janvier 1912 expédiée de Toulouse à Lelièvre, la romancière lui dit que « [t]oute la boustifaille est de la première fraîcheur, et [que] pour peu d’argent on bouffe comme des rois. », elle est capable, sur la même page, d’évoquer le soleil qui « vous cuit d’un côté pendant que l’ombre vous gèle de l’autre. Et puis ici le ciel est toujours joli, avec des nuages légers qui laissent passer le soleil par des échancrures. » relate-t-elle à Lelièvre une visite aux Mirbeau, le 6 janvier 1914, elle va de la même façon mêler dans le même paragraphe une réduplication propre au code oral (qui constitue chez elle une autre habitude linguistique[3]) – répétition et registre eux‑mêmes mis en valeur par la phrase nominale ‑ et une métaphore plus soutenue : « C’était triste chez eux. Triste, triste, triste. J’en suis repartie l’âme toute gelée. » Dans certains cas, cette réduplication, lorsqu’elle devient anaphorique, prend une valeur plus poétique que familière, comme dans la singulière lettre à Huguette Garnier de septembre 1921 (« Arrive ! arrive ! ma blonde jolie, ma chaleur physique est gelée, mais nous fouillerons dans l’autre. […] / Arrive ! arrive ! ma blonde jolie ! Tu ne parleras pas trop fort. […] »). En ce cas, le choc savoureux des registres, qui donne toute sa vie au style des lettres, s’annule au profit d’un niveau supérieur, celui de la poésie, que l’on retrouve sous des formes diverses, à travers des procédés prosodiques (c’est le cas ici) ou rhétoriques, comme dans ce corps à corps de la romancière avec l’océan : « Quant à moi, je regrette bien mon bain de chaque jour et hier matin j’ai tenu à le prendre avant de partir pour emporter encore un peu de cette mer sur ma peau. Elle était pourtant bien méchante et elle m’a chassée deux fois assez brutalement sur les cailloux, mais je me suis accrochée des deux mains à un rocher et elle a bien été obligée de me passer par‑dessus la tête. » (à Larbaud, début août 1910) Dans une lettre du 27 mars 1932, la romancière répond à Lelièvre, qui a reconnu « une petite Marie‑Claire » dans la photo d’elle qu’elle lui a envoyée. Ici, la poétisation du propos atteint encore un degré supérieur : le filage de la métaphore s’impose au point de l’effacer, de la rendre partie intégrante et naturelle du texte : « Elle a parfois ce visage placide. Ne vous y fiez pas. C’est là une porte bien close pour empêcher les curieux de pénétrer dans l’intérieur. Cela ne l’empêche pas, cette petite curieuse, de pénétrer dans l’intérieur des autres, mais elle ne le fait pas exprès, ses yeux voient à travers portes et volets clos. »

Si Marguerite Audoux joue donc finement avec les registres pour aboutir à une écriture qui lui est propre, d’autres procédés – sans doute tout aussi inconscients et naturels – contribuent à forger son style. Si l’on passe ainsi au niveau référentiel, on s’aperçoit que le contenu n’est pas davantage soumis à des lois cartésiennes et obéit, en quelque sorte, à la « logique de l’instant ». Le coq‑à‑l’âne est fréquent et finit par créer une habitude à laquelle le lecteur se plie volontiers. On retiendra, pour illustrer cette tendance, l’inventaire qui, souvent, clôt la lettre juste avant la formule finale : « Werth va bien. Fargue est toujours très enrhumé et Michel s’ennuie bien. / Jeanne est décidément enceinte. Madame Philippe m’a de plus en plus dans le nez, et le Lampadaire[4] écrase Gide de lettres. / Au revoir, mon cher Valery. » (à Larbaud, 16 avril 1910) ; « Depuis hier j’ai deux lettres du Lampadaire. Elle veut, dit-elle, me développer une idée qu’elle mûrit depuis longtemps. / Bon grand Saint Philippe[5] donne-moi du courage et de la patience! / J’ai envoyé le porte-plume à Van de Putte. / Avez-vous fait envoyer Dans la petite ville au Lampa[daire]? Elle me l’a réclamé. / Bien sincèrement à vous. » (à Larbaud, début juin 1910). On notera comment le Lampadaire apparaît, disparaît, puis revient… On notera aussi que, dans certains cas, c’est l’ensemble de la lettre qui peut donner cette impression de patchwork : « Mon cher vieux, / Je travaille peu. Je dors beaucoup. Je parle de toi aux amis et le temps passe. / Je t’embrasse bien. / Marguerite » (à Léon Werth, 8 avril 1914).

Cette palette, d’où émerge un paysage épistolaire qui ainsi parfois ressemble à un collage, s’enrichit encore de toutes les variations énonciatives dont Marguerite Audoux, mais aussi bon nombre de ses correspondants, ne sont pas avares. Bachelin, en particulier, semble ne plus maîtriser son emportement, dans la lettre adressée à la romancière qu’il reconstitue de mémoire pour Gide, au moment de la réédition de La Mère et l’Enfant : « Je me rends compte que ce qui a fait tout le mal en l’affaire c’est ma candeur – oui, je maintiens le mot, mais je le remplace, au fond de moi‑même par le mot imbécillité. J’avais pensé, tout simplement, que l’on serait heureux à l’idée de pouvoir lire enfin, au complet, ce livre de Philippe… Mais va te faire fiche ! Ce ne sont que protestations, inventions ridicules !… » (21 mai 1911). Comme Bachelin l’écrit à Gide deux jours plus tard, il a mis « les poings sur les i » ! Cette absence totale de distance par rapport au propos, on la retrouve, on s’en souvient, dans le vinaigre épistolaire que nous sert Mademoiselle Davilly, scandalisée par le récit des amours de sœur Marie‑Aimée et la description dévalorisante de la revêche mère supérieure. On relira aussi les lettres de Léon Denis, ce lecteur lointain totalement désabusé et non moins aigri qui, comme tant d’autres, sollicite en vain la romancière, en l’occurrence pour la création d’une œuvre utopique… Dans ces quelques cas, le rédacteur, les yeux rivés au texte qu’il rédige, ne distingue plus rien – tel celui qui, trop proche de la vitre, ne voit plus que la buée ‑. C’est aussi le cas pour le sectarisme de Madame Fournier, qui refuse de reconnaître toute autre œuvre que Marie‑Claire. Et c’est encore vrai lorsque la douleur ou le deuil se concentrent dans un pathétique qui exclut tout le reste, ou encore lorsque l’émotion devient la proie des mots, qu’alors l’épistolier ne maîtrise plus tout à fait. Un bel exemple est la lettre de Larbaud (cosignée par Fargue) envoyée à Marguerite Audoux pour relater le pèlerinage à l’Hôpital général de Bourges le 30 novembre 1910, et la réponse apportée par sa correspondante – duo d’une symétrie presque chorégraphique : Larbaud raconte d’abord, puis s’émeut[6] (« Mais la visite au couvent ! J’étais à votre place, et je vivais pour vous. Il me faudrait un travail fou pour raconter cette visite. ») ; la romancière, dans sa logique affective, fait l’inverse. Dès le début de la lettre, et non pas en sa fin, elle s’exprime ainsi : « Mon cher Valery, / Oui, c’est bien ma maison que vous avez vue et en lisant votre lettre, mes jambes ont tremblé si fort que j’ai été obligée de m’asseoir dans le fauteuil que vous connaissez. » L’écriture elle‑même n’est pas assurée ; le mot tremblé est suivi du début d’un autre mot, qui est barré… Puis la rédactrice se reprend ; son style et ses propos reprennent assise et équilibre : « Aussitôt que je serai sortie de mes visites, et de ma correspondance, j’examinerai d’accord avec vous comment je pourrais y aller. »

L’intérêt de présenter ces deux modes de fonctionnement affectif opposés est de confirmer l’essence même de la poétique alducienne, qui n’est d’ailleurs pas que celle de la lettre, mais aussi celle du roman. Marie‑Claire ressent d’abord, puis dans un second temps elle comprend. Voit‑elle venir un homme qui fait de grands gestes, elle se croit menacée, puis elle est intriguée, et finit par comprendre, comme le lui explique maître Sylvain, que « [c]’est Gaboret qui fait ses semailles[7] » L’ombre d’un marronnier recouvre‑t‑elle la vache blanche, pour la petite héroïne la vache est alors noire. Marie‑Claire n’aura compris que lorsque l’animal se déplacera et deviendra noir et blanc. Mais il est trop tard, elle ne peut expliquer à sœur Marie‑Aimée pourquoi elle a « menti ». Et bien qu’elle n’ait pas menti, bien que ce soit précisément l’inverse du mensonge que cette façon de dire, exclusivement selon ce qu’on sent et ce qu’on voit, elle est punie[8]

Cette absence de distance, psychologique, affective et énonciative, on la retrouve donc dans les lettres, en une variation qui va de la colère au pathétique, et, dans un contrepoint parfait qui n’en laisse que mieux voir la marque alducienne, aussi bien chez Marguerite Audoux que chez ses correspondants.

Chez elle, tout comme dans la correspondance passive, on constate bien évidemment l’inverse, c’est‑à‑dire une énonciation plus distante ‑ ce que l’on a trouvé dans la froideur gidienne lorsque l’homme se place prétendument au‑dessus de la mêlée à propos de l’affaire Bachelin, mais ce que l’on va surtout trouver dans les expressions diverses de l’humour. « politesse du désespoir » sans doute, et dans la correspondance de la romancière en particulier puisque le rire est chez elle l’un des antidotes aux tourments de l’existence. Le 30 avril 1912, n’écrit‑elle pas à Lelièvre : « Croyez‑moi, l’hôpital n’est pas si épouvantable que cela. Pour ma part, je le connais à fond, et les malades ne sont pas toujours épouvantables à voir. Elles savent tirer partie des bons instants et il m’est arrivé d’y rire plus qu’au théâtre. » ? C’est le même regard que porte Werth sur sa propre maladie en la transposant dans La Maison blanche ; c’est aussi le ton donné par la romancière à deux de ses contes qui ont pour cadre l’hôpital : « Catiche » et « Y a des loups ! ».

Le comique, chez elle, peut prendre diverses formes, et parfois simultanément : lorsque Larbaud, venu mettre son amie au train, sert de butoir à fargue arrivé en retard, nous sommes à la fois dans le comique de situation et dans le comique verbal. On oscille souvent entre ces deux catégories. C’est encore du comique de situation que nous offre la scène que relate Marguerite Audoux dans une lettre à Lelièvre du 10 février 1911 : « Hier j’achetais des cartes postales à la porte d’un petit magasin ayant une demi‑douzaine de livres en vitrine. Vite, le marchand sort et m’offre Marie‑Claire. Comme je faisais un geste de refus, il dit : «Vous connaissez, sans doute ?» Et moi j’ai répondu : «Oui, je connais même très bien !» » Le comique se fait parfois plus exclusivement verbal, et proche du jeu de mots. Dans une lettre à Lelièvre du 7 janvier 1930, la romancière ajoute avant la formule finale : « C’est drôle que Lette ait eu un panaris en même temps que moi. Panaris me semble un vilain mot, aussi je ne parlais que de mon canari. Seulement c’est moi qui chantais ! » à d’autres moments, le comique de caractère prend le relais. Dans la lettre du 15 février 1915 où Marguerite Audoux raconte à Lelièvre que Fasquelle est à la guerre, elle ajoute ce trait : «  M[irbeau] dit aussi que le pacha a très bien mené ses deux premières missions parce qu’il s’est trompé. Aussi, en entendant dire qu’il lui restait la plus difficile, je n’ai pas pu m’empêcher de dire : «Pourvu qu’il se trompe, mon Dieu !» » Cet humour peut même atteindre à l’insolite lorsque la romancière raconte un rêve : « Ma tite Jeanne, / J’ai rêvé de vous et de votre Régis cette nuit, et c’était bien rigolo parce que vous aviez une auto qui était une baignoire avec deux petites roulettes par devant, et deux petites par derrière. Naturellement c’était Régis qui nous conduisait et il écrasait tous les cochons qu’on rencontrait sur la route. » (à Jeanne Gignoux, fin septembre 1910).

la distance propre au mécanisme de l’humour se creuse encore quand la romancière, lorsqu’elle se trouve à Saint‑Jean‑sur‑Mer, semble se moquer d’elle‑même : « Ici le soleil se lève dans la mer. Jusqu’à ce jour j’avais cru qu’il s’y couchait seulement ; mais je pense aujourd’hui que puisqu’il se couche dans la mer il est tout naturel qu’il en sorte pour se lever. » (à Larbaud, seconde quinzaine de janvier 1911). Au même, elle décrit, fin mars, cette scène qui se situe dans le même cadre : « Ce matin, nous sommes allées à Nice, Agathe et moi ; le temps était gris, la mer aussi. Tout à coup, Agathe m’a dit avec un air inquiet : «La mer est à l’eau.» Je n’avais pas compris sa pensée et j’ai répondu : «Est‑ce que tu as peur qu’elle se noie ?» Nous étions dans le tramway, et nous voilà prises toutes deux du fou rire car je venais de comprendre qu’elle voulait dire qu’il allait pleuvoir. Au même instant le tram nous flanque une secousse qui envoie Agathe le nez en plein dans la vitre. Si son nez avait été plus pointu, il aurait certainement fait un trou à la vitre. Toutes ces petites bêtises nous ont amusées pendant le trajet et mes idées noires sont parties pour un moment. »

Mais, nous l’annoncions, cette heureuse disposition à se défendre contre la vie en en riant n’est pas que le fait de la romancière. Ses correspondants ont souvent un sens de l’humour affirmé. Quelques mots griffonnés sur une carte postale suffisent parfois, comme celle envoyée de Gien, le matin même du jour où ils vont accomplir leur pèlerinage à l’Hôpital général de Bourges, par Larbaud et Fargue, qui deviennent alors de véritables duettistes épistolaires : « Pendant que Fargue achève de s’habiller. / Salut de Gien. / Valery // C’est pas vrai ! /Polémon »… C’est encore par des rires et des sourires que George Delaw raille gentiment Gide, ou que marcel Ray, dans sa lettre du 29 juin 1911, se moque, lui aussi, de lui‑même : « J’ai fait un très mauvais voyage dans un compartiment de troisième bondé. Je suis tombé hier matin sur le quai de Montpellier et dans les bras de Suzanne[9], noir, sale et inconscient. J’ai roupillé une bonne partie de la journée. Et ce matin, devant être à la Faculté à 8 heures, je me suis réveillé à 8 heures 10. J’y ai couru habillé à la va‑comme‑je‑te‑pousse, les yeux troubles, la bouche amère, avec une barbe de 3 jours ; je dormais debout, et en entrant dans la salle où étaient assemblés mes augustes collègues, je leur ai distribué des poignées de main très molles en leur disant «au revoir» au lieu de «bonjour». Ils ont échangé des regards inquiets et m’ont cru fou ou saoul ou accablé par un énorme malheur. Sur quoi j’ai demandé si on avait besoin de moi, et ayant appris que non, je me suis trotté à la hâte, les laissant en pleine consternation. Puis, dans la rue, j’ai réussi à me réveiller. » Jourdain, dans sa lettre du 24 juillet 1917 à son amie, emploie un registre similaire : « Pour ma part je travaille comme un nègre, je suis gai comme un bonnet de nuit, alerte comme un rhinocéros paralysé, ardent comme la cendre froide, solide comme un fromage mou – Je suis un pauvre bougre d’infirme tristement économe de ses pas, emmerdant et emmerdé. » L’autodérision, chez les deux membres du Groupe de Carnetin, produit le même effet, à travers une rhétorique que tous deux prisent et sollicitent souvent : pour Ray le zeugme (il tombe sur le quai et dans les bras de sa femme), que l’on trouve aussi chez Jourdain dans les savoureuses descriptions de sans remords ni rancune. Ici, Jourdain use d’un comique verbal de répétition (l’accumulation des comparaisons antiphrastiques) pour créer le comique, tout en se servant, comme son compagnon de route, de vocables familiers. Plus finement, chez Ray, on trouve tout un art du « caractère », digne, jusque dans la chute, d’un la Bruyère, et très proche de ce que Jourdain décrit dans son livre.

Comme chez Molière, le procédé le plus grossier peut donc jouxter des stratégies beaucoup plus nuancées. Chez la romancière aussi, on l’aura maintenant compris, cette variété est de mise. En dehors de l’humour dont elle est parfois capable et qui s’oppose à la tonalité pathétique qui traverse sa correspondance, on trouve d’autres manifestations de la distance que son regard peut prendre. Si en effet elle peut s’exprimer sans ambages, elle sait aussi maquiller son propos, suggérer ou nier pour mieux affirmer.

Avant que la brouille ne soit consommée avec la famille de Philippe, son commerce épistolaire avec la mère est trop poli pour être honnête : « J’ignore ce qui a pu vous fâcher contre moi, chère Madame Philippe, mais moi je n’ai rien à me reprocher vis‑à‑vis de vous, ni de personne », lui écrit‑elle dans la fameuse lettre où elle propose de lui restituer la statue. Elle sait qu’elle ne le fera pas. Elle n’ignore pas non plus ce qui a pu fâcher Madame Philippe : l’ancienne amie du fils est très présente, trop présente. Ce qui peut être une vertu pour les amis qu’elle sait défendre, fût‑ce en mère poule, devient un défaut prononcé aux yeux du clan de Cérilly, qui va l’appeler dédaigneusement « la couturière », l’accusant de forfait littéraire et insinuant que ses rapports avec le romancier disparu étaient plus que tendres.

Tendre, Marguerite Audoux ne l’est pourtant pas toujours. Le plus bel exemple de la rhétorique captieuse qu’elle peut mettre en œuvre se trouve dans la lettre qu’elle adresse à André gide au début du mois de novembre 1910. Gide vient de prononcer sa conférence sur Philippe, ce dont la romancière le félicite. C’est apparemment le sujet principal, mais vicié par un superbe syllogisme où la mineure prend toute la place. Le raisonnement est le suivant : « [N]ous ne devons pas parler de la vie de Philippe. Son œuvre seule doit être connue du public », or, Millie est une femme qui fait partie de sa vie (sous‑entendu : et non de son œuvre) ; donc il ne faut pas parler de Millie ‑ ce qui arrange bien la possessive romancière, même si Millie a précédé Philippe dans la mort ‑. Le dévoilement de ce sophisme, à lui seul, suffirait à dénoncer la supercherie. Mais, comme nous le disions, en une espèce de prétérition qui vient se superposer au premier procédé, il n’est ici question que de l’ancienne maîtresse de l’écrivain ‑ que dans une surcharge de perfidie, Marguerite Audoux appelle, du moins dans la première occurrence de ce nom, « cette pauvre Millie[10] » ‑. S’il ne faut pas parler d’elle, c’est « pour ne pas créer une légende d’un Philippe sans cœur ». La romancière fait ici allusion au remplacement de Millie par une autre maîtresse, ce qui aux dires de certains aurait précipité la fin de celle qui occupait la première la place. Ce que dit la romancière de la jeune Bretonne n’est pas du tout gentil : « Moi qui les ai connus tous deux peut‑être mieux que personne, je peux penser à lui sans penser à elle, alors qu’il m’est impossible de penser à elle sans penser à lui. Philippe a été pour Millie toute la vie. Mais Millie a été un accident dans la vie de Philippe. […] On peut parler de Philippe par rapport à Millie mais pas de Millie par rapport à Philippe. » Conclusion secondaire, incluse dans cette longue mineure : les seules femmes dont il est loisible de parler sont les modèles de Bubu et de Marie Donadieu, autrement dit des êtres de papier. Dans sa conclusion ultime Marguerite Audoux feint de n’avoir pas dévié de son propos (et l’on remarquera que le Donc qui inaugure cette phrase importante, donne à la totalité de ce faux raisonnement une sorte de caution juridique) : « Donc n’ayez aucune inquiétude, et si vous n’êtes pas satisfait de vous‑même, dites‑vous bien que personne n’aurait parlé avec plus de vérité sur notre ami. »

On comprend que le mot rhéteur, étant donné son histoire, n’ait pas de féminin. Et pourtant, notre romancière eût pu revendiquer ce titre en vertu de l’art qu’elle manifeste dans cette seule lettre[11]. Voyons y un signe favorable : celui d’une écriture qui, si elle peut apparaître d’une spontanéité délectable dans la quasi‑totalité du corpus, peut également manifester une rare maîtrise, celle que l’on retrouve d’ailleurs dans d’autres passages de cette correspondance, qu’il s’agisse d’une narration ou d’une description particulièrement remarquable.

Une lettre de Marguerite Audoux, avons‑nous dit, peut parfois avoir l’apparence d’un conte. L’art du récit, en effet, y apparaît parfois si nettement que l’on peut sans hésiter établir ce parallèle. On se souvient de la scène avec le libraire qui lui propose un Marie‑Claire. Dans d’autres histoires que l’auteur nous narre, on retrouve ce comique de situation, mais au service d’une trame parfois plus riche, qui peut donner l’impression d’un petit vaudeville.

Le 15 juin 1931, marguerite Audoux envoie une lettre à Antoine Lelièvre, qui a pu obtenir à Nantes une charge de juge au Tribunal civil. Son ami se trouve donc près de lieux connus de la romancière, notamment La Haie Fouassière où habite la grand‑mère de la petite Angèle, que la romancière protège, et La Rairie, qui se trouve à dix kilomètres de là. Dans une lettre du 15 janvier, elle avait engagé son ami à visiter ce petit village ; dans celle de juin, on comprend que Lelièvre s’est rendu sur les lieux, et elle lui donne certaines précisions complémentaires. Elle lui parle notamment d’Eugène M., qui prisait le muscadet autant que les femmes, ce qui ne l’empêchait pas d’aimer la sienne, qui d’ailleurs « en savait long sur la fidélité de son mari. » Philosophe, elle considérait que l’acte d’amour n’était rien de plus qu’ « une minute de plaisir, dans la vie qui n’est pas si drôle, après tout ». Quand des femmes charitables venaient la prévenir que le mari faisait la cour à telle autre, elle répondait en riant qu’il faut que la jeunesse passe vite… Mais après la mort de l’épouse modèle, « E. a trouvé dans la poche d’un tablier des lettres d’amour. Des lettres récentes adressées à Jeanne. Cris, rage, déception du mâle qui se croyait seul à tromper. Et moi, malgré la déception que je ressentais pour cet homme plus peiné que furieux peut‑être, je riais en dedans et disais à Jeanne, que je sentais auprès de moi : «Est‑ce possible que tu aies trompé aussi ? Ne t’en va pas, ma Jeanne, reste là pour en rire un peu avec moi !» car, à l’idée qu’elle avait pu avoir un peu de bonheur au cœur, je me sentais moi‑même toute réjouie, et je disais à part moi : «Allons, la vertu est quelquefois récompensée !» / Ah ! Dame oui ! monsieur ! » On appréciera la « morale immorale » présentée sous forme de paradoxe, qui s’inscrit dans toute une tradition qui va du Décaméron à Sacha Guitry, et qui clôt le schéma narratif, éculé mais toujours apprécié du public, du trompeur trompé. On appréciera aussi l’ultime exclamation qui suit, qui ressemble un peu à ces formules du folklore africain qui servent à marquer la fin de l’histoire. Car ce genre d’histoire enchâssée a en général un caractère oral, renforcé par la présence et les interventions du narrateur (généralement second dans la littérature ; unique ici, puisque l’épistolière est évidemment seule à assumer ces pauses narratives). Ces entractes permettent de maintenir ou de renouveler l’intérêt de la lecture. On imagine, par exemple, l’amusement de Larbaud quand il reçut en juillet 1911 l’épître de son intendante mentionnant la dernière bévue qu’il avait commise : « Marcel est venu l’autre jour avec un papier que ta concierge lui avait remis : « Tenez, me dit‑il, voilà un machin pour les contributions de Valery. » Je flanque ce papier de côté en pensant que cela ne pressait pas et que tu irais payer en rentrant à Paris, mais une inquiétude que je ne m’expliquais pas me donnait tout le temps l’envie de prendre et de lire ce sacré papier de contributions ; à la fin, je l’ai ouvert pour me tranquilliser, et voilà que je lis ta condamnation, du 19 mai, par le tribunal de simple police, à payer la somme de 19 francs 28 centimes, dans les 8 jours, sous peine de contrainte par corps. Tu penses si j’ai filé ma Louise Dugué au triple galop jusqu’au Palais de justice [sic]. / Voilà ! Monsieur empeste notre bonne ville de Paris avec sa voiture, et il file vers la verte Angleterre respirer la bonne air, sans s’inquiéter des lois que les honnêtes gens ont faites pour les pauvres narines des Parisiens ! »

Si donc Marguerite Audoux sait trousser quelques récits qui égaient cette correspondance, les descriptions qui s’y mêlent sont tout aussi dignes d’intérêt et sont d’autant plus présentes qu’elles sollicitent souvent plusieurs de nos sens, telle cette description de la première nuit passée à Saint‑Jean‑sur‑Mer : « Notre maison est un peu délabrée et beaucoup trop grande pour nous, et la première nuit m’a apporté de terribles émotions. Des voix ont chanté dans mon sommier, en s’accordant sur les ressorts, et cela faisait ainsi : «Toume, toume, toume, tourouroume, toume, toume». J’ai dû rallumer ma bougie pour me rassurer, et enfin les voix se sont en allées avec certains bruits d’autos et de tramways. » (à Larbaud, seconde quinzaine de janvier 1911). Et en février‑mars, alors qu’elle est encore sur la Côte d’Azur, qui à l’évidence l’inspire, elle écrit au même correspondant : « Le temps ici est vraiment merveilleux, on se croirait au mois de juin. Le rossignol chante déjà la nuit, les papillons blancs et jaunes vont par bandes, les arbres à fruits commencent de fleurir de tous côtés, et le clair de lune est d’une puissance que je n’avais pas encore imaginée. » Puis les lettres suivantes font mention de grenouilles fort bruyantes….

 Bernard-Marie Garreau



[1] Fonds d’Aubuisson.

[2] Georges Reyer lui‑même le relate dans une de ses lettres de l’Île‑d’Yeu : « [J]e ne peux monter sur quelque haut rocher dominant la falaise sans entendre votre bonne voix me dire dans un éclat de rire : «Mais oui, il pisse, le cochon !» » (Lettre 358 QUATER, p. 515‑516).

[3] Elle a « bûché, bûché, bûché » le dernier chapitre de L’Atelier de Marie‑Claire (Lettre du 23 août 1919 à Léon Werth, p. 367) ; « Moi, ça va. Ce n’est pas merveilleux, merveilleux, mais enfin ça va. » (à Lelièvre, 8 mai 1920, p. 379). On notera que ces groupes sont en majorité ternaires.

[4] Emma Mc Kenty.

[5] Allusion parodique à Charles‑Louis Philippe.

[6] On trouve ce même ordre affectif dans la lettre d’Alain‑Fournier du 19 juillet 1911 (p. 234‑237) qui relate son pèlerinage à Berrué.

[7] Marie‑Claire, Op. cit., p. 105.

[8] Ibid., p. 42‑43.

[9] Son épouse.

[10] Pour plus de commodité, nous utilisons ici l’orthographe la plus usuelle. (dans la lettre que nous reproduisons dans le corpus, nous conservons la graphie qu’utilise Marguerite Audoux, /Mily/)

[11] Son habileté peut se lire, par ailleurs, dans l’usage judicieux et varié du style indirect libre, rendu notamment par les soulignements, les réduplications et les guillemets : « Non seulement Madame Philippe n’empêchera pas le Lampadaire de faire le merveilleux livre d’amour, mais encore elle veut le faire avec elle, et elle veut le faire tout de suite tout de suite ». (Lettre 40, p. 146). « J’ai obtenu d’elle qu’elle ne commence pas le «merveilleux livre d’amour» ». (Lettre 41, p. 149).


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