Transcription Transcription des fichiers de la notice - <em>Mythologie</em>, Paris, 1627 - IV, 10 : De Fortune Conti, Natale 1627 chargé d'édition/chercheur Équipe Mythologia Projet Mythologia (CRIMEL, URCA ; IUF) ; projet EMAN, Thalim (CNRS-ENS-Sorbonne Nouvelle) PARIS
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1627 Images : BnF, Gallica
Paris (France), BnF, NUMM-117380 - J-1943 (1-2)
Français

De la Fortune.

CHAPITRE X.

QVANT à la Fortune nommee par les Grecs Tyché, que les Anciens auoient ordinairement en la bouche plus qu’aucune autre Diuinité, croyans qu’elle tint en ſa puiſſance tous les changemens de cette vie, qu’elle diſtribuaſt à ſon appetit & à ſa volonté les moyens, les honneurs, & autres commoditez ; nous n’en auons rien de certain ny d’approuué, par le teſmoignage de beaucoup d’autheurs, ſinon qu’elle eſt la plus inconſtante de tout le monde, & qu’elle ne peut conſiſter long-temps en vn lieu. Parenté de Fortune.Homere en vn Hymne de Cerés dit qu’elle eſtoit fille de l’Ocean (Pauſanias és Meſſeniaques ſuit cet auis) & la conte parmy les autres filles de l’Ocean, qui recueilloyent des fleurs auec Proſerpine quand elle fut rauie ; Voicy la ſuſtance des vers d’Homere :

Toutes de compagnie en la plaine veluë, La blanche Leucippé, Ianthe cheueluë, Pheno, Meloboſis, Ocyrrho’ aux beaux yeux, Electre auec Tyché d’vn regard gracieux, Certoient à qui pluſtoſt leur ſein plus blanc qu’iuoire, Leur giron, leurs cophins, d’vne infantine gloire, La premiere empliroit de fleurs & de boucquets, Pour puis les guirlander en treſſes & floquets.

Orphee en l’hymne qu’il a faict pour elle, l’appelle

Engendree de ſang, & de force inuincible.

Neantmoins vn certain perſonnage a eſcrit qu’il n’y a point de plus ancien Poëte qu’Homere qui ait fait mention de la Fortune : & meſme Heſiode qui a eſcrit toutes les genealogies & naiſsãces des Dieux, ne ſe ſouuient aucunement d’elle. Car la Fortune eſt vne diuinité recente, par maniere de dire, & de l’inuention d’Homere, que pluſieurs autheurs venus aprés luy ont fort ennoblie. Et poſé le cas qu’elle ait eſté nommee deuant le temps d’Homere, ſi n’a elle eu aucun certain nom : & ſi c’eſt Homere qui l’a le premier nommee, certes elle n’eſt entree en credit qu’apres luy, & du temps de ceux qui luy ont ſuccedé. Qualitez de Fortune.On dit qu’elle boule-verſe les affaires de ce monde ce deſſus deſſous, ainſi qu’il luy plaiſt ; qu’elle a la puiſſance ſur tous hommes ; qu’elle verſe par terre, quand bon luy ſemble ; les villes, les Royaumes & les Eſtats : qu’elle rompt les amitiez : puis derechef les vient redreſſer & remettre en bon train, & les fait refleurir à ſon appetit, les enrichit & repeuple d’hommes en grand nombre. Et pourtant ſi quelque proſperité auient, ſi les affaires ſe portent bien, & à ſouhait, ſi l’on fait quelque bonne rencontre ; & au contraire, s’il arriue quelque trouble, quelque faſcherie, quelque affliction & calamité, c’eſt Fortune qui fait tout, comme on peut voir en ces vers qui ſont dans Seneque en la Tragedie d’Agamemnon :

O Fortune trompereſſe Par mainte riche promeſſe De Royaumes & de biens ; Qu’infidellement tu tiens, Les dignitez de ce monde En vne flo-flotante onde ! Tu les fais d’vn haut pancher Sans onc leur crainte laſcher. Iamais le ſceptre ou couronne Certain repos ne ſe donne, Et ne ſçauroit s’aſſeurer De pouuoir vn iour durer. Touſiours nouuelle tempeſte Leur vient rechoir ſur la teſte : Touſiours vn nouuel aſſaut Coup deſſus coup les aſſaut. Iamais les Syrtes immondes Ne deſgorgerent tant d’ondes Quand en la Lybique mer On les void dru eſcumer. Non, iamais la plaine Euxine Du profond de ſa marine, Auprés du climat gelé, Ou le Bouuier attelé Fait faire la traite ailee A ſa charette eſtoillee, De plus tremper aſſeuré Dedans le flot azuré, Ne vomit point tant d’eſcume Toutes les fois qu’elle eſcume Eſtonnee des ſouſpirs Des bou-boüillonnans Zephirs. Ha que des Roys, importune, Tu boule-verſes Fortune, Les Eſtats & dignitez, Et des grands les qualitez ! Ils veulent qu’on les redoute, Et ſi craignent qu’on les doute. La plus calme obſcurité Ne les met en ſeureté. La nuit ils n’ont ny retraite Ny d’aſſez ferme cachette : Le Somme chaſſe-ſoucy N’allege en rien leur ſoucy,

En ſomme ils l’ont faicte dame & maiſtreſſe de toutes choſes, comme dit Euripide en l’Hercule :

Diray-ie, Iupin, que ta face S’eſpande ſur l’humaine race ? Ou ſi c’eſt conte fabuleux, Que ſur l’Olympe nebuleux, Y ait de Dæmons vne liſte, Puis que la Fortune à ſa piſte D’vn train faſcheux & bien diuers Conduit tout ce rond Vniuers ?

Les autres luy ont donné tant de force & de puiſſance qu’ils ſe ſont faict acroire que la vie de l’homme n’eſtoit qu’vn joüer de fortune, comme dit Pallas en vn Epigramme :

L’homme n’eſt qu’vn object ſur lequel la Fortune S’esbat quand il luy plaiſt, & d’vne erreur commune Le fait vagabonder ainſi qu’entre deux eaux, Or’ veſtu richement, or’ couuert de lambeaux. Elle l’eſleue & baiſſe ainſi comme vne plotte, Tantoſt aux Cieux, tantoſt en l’infernale grotte.

Neantmoins le meſme Euripide deuenu plus ſage, ou bien introduiſant vn perſonnage moins inſenſé en ſon Electre, fait les Dieux autheurs & gouuerneurs de Fortune, & elle chambriere & ſeruante d’iceux :

Electre, les Dieux par rancune T’ont cauſé ce faſcheux eſmoy, Croy le, puis-aprés loüe moy Seruant des Dieux & de Fortune.

Pauſanias en l’Eſtat d’Achaïe, dit que Fortune eſt l’vne des Parques, ſurpaſſant ſes autres ſœurs en puiſſance. Et pourtant Orphee luy donne le maniement & adminiſtration de toute la vie humaine :

La vie des humains conſiſte en toy qui peux Nous hauſſer & baiſſer ainſi comme tu veux.

Ora. ad epi. Phil.Demoſthene en dit autant ; Fortune peut beaucoup, ou pour mieux dire elle peut tout, au cours des affaires de ce monde. Homere faiſant mention d’elle, ne luy attribuë pas tant d’authorité & de credit que beaucoup d’autres qui ſont venus aprés luy, encore qu’il euſt aſſigné certains offices à chaſque Dieu. Mais depuis luy, tout ce qui aduenoit ſans qu’on en connuſt le ſuiect, on commença à l’imputer à Fortune, & pourtant Plutarque au liure de la Fortune des Romains, dit qu’on luy donna pluſieurs ſurnoms, ſelon les rencontres qui ſe preſentoient. Or cela auint d’autant que beaucoup de choſes ſuruiennent par hazard, leſquelles approchent fort de la ſageſſe & de la preuoyance, comme dit Athenee és carmes de Iupiter :

Fortune eſt beaucoup diſſemblable De ſageſſe, mais elle faict Choſes qui ſont de meſme effect. En ce, l’vn & l’autre eſt ſemblable.

Theognis a creu que Iupiter fut autheur de tous, que bien, que maux, & de richeſſe & de pauureté, combien qu’Orphee qualifie ſi honorablement la Fortune, partant il ſemble que Theognis ne connoiſſe point de Fortune, diſant :

Iupiter comme il veut fait pancher la balance. Or’ il donne des biens, or’ il donne indigence.

Parquoy Iuuenal dit fort bien que ç’a eſté vne grãde folie aux hommes de mettre la Fortune parmy & au rang des Dieux. Car ſi les affaires de ce monde ſe gouuernoient plus par la ſageſſe que par vne temerité & aueuglement d’eſprit, les hommes perdroient incontinent la ſouuenance de Fortune : chacun feroit eſtat de la Fortune qu’il ſe ſeroit acquis : & ne nous plaindrions point tant de cette occulte & inconnuë puiſſance des eſtoilles, ny de la clemence & prouidence de Dieu ; ou des cauſes cachees de nature, veu que celuy qui va inconſiderément & à l’eſtourdie en beſongne, ſouffre auſſi beaucoup d’incommoditez à cauſe de ſon aſnerie. Le premier qui fit l’image de la Fortune, fut Bupale, ingenieux & excellent architecte & imager ; à laquelle il faiſoit porter le ciel ſur ſa teſte, & d’vne main la corne d’Amalthee. Ceſte meſme image ſe voyoit à Smyrne, la plus antique de toutes autres, teſmoing Pauſanias és Meſſeniaques.Voyez liure 7. chap. 2. de la cheure Amalthee. Archiloque en fit vne autre en forme d’vne vieille, qui de la main droite tenoit du feu, & de la gauche de l’eau, voulant montrer que Fortune diſpenſoit des biens & des maux à ſon plaiſir, & que celle meſme qui donnoit la proſperité, enuoyoit auſſi l’aduerſité quand bon luy ſembloit. Et comme ainſi ſoit qu’ordinairement il n’y a que les gens de mauuaiſe vie qui proſperent en ce monde, & les bons ſont affligez de pauureté,2. de pont. Fortune a eſté appellee aueugle, inconſideree, inconſtante, yurongneſſe & chancellante, comme nous voyons en ces vers d’Ouide :

Fortune en ſe roulant ſe deſmarche d’vne erre Ambigu’, chancellante, & ne trouue ſur terre Lieu quelconque certain pour affermir ſon pied, Ne qui puiſſe ſeruir d’aſſeuré marche-pied.

Pallas auſſi en vn Epigramme Grec la qualifie comme ſ’enſuit :

Fortune de raiſon n’a nulle connoiſſance. Elle ne ſçait que c’eſt d’vne iuſte ordonnance : Ains traitte les humains d’vn tyrannic pouuoir, Et ſe laiſſe emporter à ſon boüillant vouloir. Ell’ hait les gens de bien, & aux meſchans agree, Montrant en chaque endroit ſa force déreglee.

Fortune ſur vne rouë.Pour ce regard les Poëtes la dépeignent comme ſe roulant ſans ceſſe ſur vne rouë, de façon qu’elle n’arreſte guere en vn meſme lieu, comme le montre Tibulle au 1. liure des Elegies :

Fortune au pied-leger ſe tourneboule & roüe Sans ceſſe, ſans arreſt, ſur le rond d’vne roüe.

Nous en auons vn ſingulier exemple en l’vn des quatre miſerables Roys attellez au chariot de Seſoſtre Roy d’Egypte, qui ſe qualifioit Roy des Roys regnans, comme il retournoit victorieux d’Orient & d’Occident. C’ét infortuné regardant auec admiration les rouës du chariot qui tournoient en cercles ; Seſoſtre luy demanda ce qu’il regardoit ſi attentiuement. Ie regarde, Treſpuiſſant Roy (ce dit-il ayant les yeux fichez ſur les rouës) les tours & retours de ces rouës ; & remarquant le deſſous monter en haut, & le haut deſcendre en bas à ſon tour, il me ſouuient que fortune n’a iamais vne meſme aßiette. Elle roule touſiours, change & rechange ſon train, elle renuerſe les choſes de haut en bas, puis les redreſſe de bas en baut. Voyez en, Treſpuiſſant Roy, vn exemple bien exprez en moy. Vne bruſque et legere aduenture m’a fortuitement tiré hors de mon Royaume, et ruiné de fond en comble. Fiez vous doncques en vos Eſtats, attendu que cette volage Fortune apporte icy de grandes richeſſes ; et là, deſolation. Seſoſtre ayant le cœur percé de tant modeſte admonition, ne voulut plus que ſon chariot fuſt trainé par leſdits Roys.

Et Ouide au 2. de Pont. la fait montee ſur vne boule :

Sur vne boule.Tu te denigrerois, honneur de la ieuneſſe, Si tu t’accompagnois de l’ailee Deeſſe, Qui tient ſur vne boule inconſtante le pied.

Ce qui a eſté feint non ſeulement parce que les biens de ce monde ſont extremément caducs & periſſables ; mais auſſi d’autant que bien ſouuent on ne ſçait quel conſeil prendre en vne affaire, veu que beaucoup de choſes arriuent qu’on n’a ſceu aucunement preuoir. Or ne l’ont-ils pas ſeulement faicte aueugle, ains auſſi portee ſur vn chariot, & tiree par deux Cheuaux aueugles, comme dit Ouide en l’Epiſtre à Liuie :

Fortune à ſon plaiſir diſpenſe des ſaiſons, Elle emporte ſans chois aux Stygiennes maiſons. Les ieunes et les vieux : quelque part qu’elle paſſe ; Elle boûlt de fureur : par tout elle tracaſſe Foudroiant l’Vniuers, & ſes Cheuaux ſans yeux, Comme elle, vont tirans ſon char victorieux.

Il n’y a Dieu ny Deeſſe qui oye tant d’iniures, de meſdiſances, de lamentations & complaintes des hommes que cette-cy, laquelle ie penſe auoir éſté introduitte par eux pour leur ſeruir comme de bute où ils peuſſent deſgorger toutes leurs maledictions & outrages, afin qu’ils n’euſſent ſujet de ſe plaindre malheureuſement ſelon leur folie de l’adminiſtration & prouidence de Dieu. Ils l’ont appellee aueugle, folle, temeraire, vollage & legere, mere des fols, maraſtre des bons. On la remercie fort peu ſouuent du bien qui ſuruient, mais elle eſt aſſes blaſmee, tancee & iniuriee pour les aduerſitez & afflictions qui pourſuiuent les hommes. Ceux qui ont veſcu depuis Homere luy ont donné tant de reputation & de puiſſance, que peu s’en falut meſme qu’elle ne iettaſt Iupiter du ciel en bas, & luy arrachaſt ſon ſceptre de la main, auec l’adminiſtration & gouuernement de l’Vniuers, comme l’ont creu les plus mal-auiſez.

Intention des anciens en l’introduction de Fortune.Or pour faire court, ie croy que les Anciens n’ont forgé le nom de Fortune pour autre intention que pour deſtourner les complaintes & murmures que les hommes euſſent peu bien ſouuent vomir contre Dieu, & les adreſſer à vn nom de neant, & à vne diuinité qui iamais ne fut. Car quand quelque aduerſité nous aduient, nous ſçauons bien que c’eſt par le conſeil & par la volonté de Dieu, veu que tout vient de ſa main. Que ſi tous les hommes eſtoient ſages, ils diroient auec ce Sainct perſonnage, Si nous auons receu les biens de la main du Seigneur ; pourquoy n’endurerons-nous außi les maux ? mais parce qu’il s’en trouue peu de tels, ils ont penſé qu’il valoit mieux former ſes complaintes contre le nom de Fortune, que contre la prouidence de Dieu meſme, puis qu’on ne peut que l’on ne ſe contriſte des afflictions qui ſuruiennent. De là vient que ceux à qui les affaires vont à ſouhait, ſont appellez Fortunez, c’eſt à dire heureux, comme eſtoit ſurnommé ce Timothee, Capitaine Athenien, que les peintres pourtrayoient dormant, & Fortune luy pouſſoit les villes & les places dans ſes filez en guiſe de poiſſons. Cecy peut ſuffire quant à la Fortune : nous entrerons donc au traitté d’Apollon.