La correspondance inédite du géomètre Gaspard Monge (1746-1818)

La correspondance inédite du géomètre Gaspard Monge (1746-1818)


183. Monge à sa femme Catherine Huart

Auteurs : Monge, Gaspard

Transcription & Analyse

Transcription linéaire de tout le contenu
Civitavecchia, le 6 prairial au matin an 6 ère républicaine 

Depuis le 3, ma chère amie, que la dernière demi-brigade qui doit faire partie de l'expédition est rendue au port,[1] nous n'étions jamais un quart d'heure sans faire le tour de l'horizon avec nos lunettes, pour observer si l'aviso qui devait nous apporter notre rendez-vous n'arrivait pas. Il y avait toujours un de nos jeunes gens perché au plus haut de la maison pour avertir de tout ce qui paraîtrait, et dès qu'il apercevait une voile, nos marins exercés s'empressaient de décider si c'était un bâtiment de guerre ou une embarcation marchande. C'était à peu près comme sur le vaisseau de l'amiral Anson où l'on ne rêvait que galion, nous ne parlions que de l'aviso.[2] A chaque instant, il y avait de petits paris ouverts, qui étaient jugés dès que l'on apprenait assez de la voilure du navire pour prononcer sur sa forme et sur sa destination. Enfin, hier soir, pendant le dîner, ayant toujours les yeux sur la route que devait suivre l'aviso, nous vîmes paraître les voiles du perroquet d'un bâtiment ! On ne pouvait pas encore juger ni sa direction, ni sa nature et il n'y eut qu'un cri : L'aviso ! A tout moment, nous quittions nos serviettes pour aller nous arracher la lunette les uns aux autres, et à mesure qu'on découvrait plus de la voilure, les paris se multipliaient. Mais le soleil se coucha bientôt et le crépuscule qui est plus court dans ce pays-là qu'il ne l'est à Paris ne permit pas d'être parfaitement assuré de notre bonheur. La joie ne fut pas complète. Ce bienheureux bâtiment que l'obscurité de la nuit nous avait fait perdre de vue était en effet l'aviso, qui est entré dans le port à minuit et qui nous a apporté le rendez-vous tant désiré. Nous allons donc mettre à la voile, ma chère amie, et celle-ci sera la dernière que je t'écrirai d'Europe. Tu ne te fais pas idée de l'effet de la multitude sur chaque individu. Dans le commencement, les officiers, les soldats n'étaient pas trop contents de se mettre en mer et cette destination ne les flattait pas infiniment. Mais peu à peu l'esprit se monte ; hier tout le monde jurait contre l'aviso qu'on ne voyait pas encore ; on l'attendait comme le Messie et aujourd'hui c'est une joie générale. Jusqu'au dernier soldat, tout le monde est content de quitter l'Italie que nous avons épuisée et d'aller moissonner d'autres champs de gloire, car le régime des armées françaises n'est pas comme celui de bien d'autres ; ce n'est pas tant que du pain, du vin, de la viande ; il leur faut encore de la gloire et dès que cette denrée manque, elles s'ennuient. Hier en feuilletant mon portefeuille, j'ai trouvé une petite commission qu'Alexandre m'avait donnée à faire à Rome pour la citoyenne Sinety.[3] Elle consistait en acquisition de quelques bijoux et je ne l'ai pas faite. J'ai écrit au citoyen Faipoult, je lui ai envoyé la note d'Alexandre, et je l'ai prié de faire la commission et de prendre l'argent sur les fonds que je lui ai laissés. La première fois que tu écriras à Huart[4] et à Alexandre, tu leur feras mes compliments et tu me recommanderas à leur souvenir.

On me fait à bord une petite chambre que je n'ai pas encore vue et où l'on dit que je serai très bien. Là je t'écrirai tous les jours, ne dut-ce être qu'une ligne par jour car les événements seront d'abord nuls, et dès qu'il se présentera une occasion pour la France, j'aurai toujours une lettre toute prête à en profiter.

Adieu, ma chère amie, compte sur le plus tendre attachement de ma part et sois sûre que tu seras toujours présente à mon esprit. Prête-toi à la dissipation ; porte-toi bien et rêve au plaisir que nous aurons de nous rejoindre.

[Monge]


[1] Voir la lettre n°182.

[2] George ANSON (1697-1762), amiral anglais. Monge utilise déjà cette comparaison en Italie alors qu’ils attendent la reddition de Mantoue. Voir lettres n°45 et 48.

[3] Antoinette-Candide-Louise-Constance DE BRANCAS, (1768-1842), mariée à André-Marie DE SINETY (1758-1832). Alexandre HUART (1759-1806) devient directeur de la Verrerie de Champroux dans l’Allier par l’intermédiaire d’Hassenfratz. CAZIN Y. « La belle famille de Gaspard Monge »,

[4] Jean-Baptiste HUART (1753-1835) frère de Catherine HUART-MONGE.

AnalyseCopie de la lettre autographe conservée aux archives de la ville de Beaune.

Relations entre les documents


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Notice créée par Marie Dupond Notice créée le 12/01/2018 Dernière modification le 11/02/2022