Archives Marguerite Audoux

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Brouillon de lettre de Marguerite Audoux à Antonin Dusserre

Auteur(s) : Audoux, Marguerite

Description


  • « CHRONIQUE D'AUVERGNE
    Un Paysan-écrivain
    Nous savons tous ce que c'est qu'un paysan, nos pères le furent, nos frères, nos amis, nos connaissances le sont et nous avons au cœur l'amour et l'admiration de ceux qui se penchent sur la terre de chez nous pour faire pousser le blé nourricier, pour faire produire au sol, parfois ingrat, ce que l'humaine nature exige pour nous, ce qui est nécessaire à notre misérable vie matérielle.
    Également, nous savons ce que c'est qu'un écrivain, c'est celui qui compose des livres, qui est auteur, mais c'est mieux qu'un homme de lettres et c'est pour cela que je donne ce qualificatif à notre ami A. Dusserre, le paysan‑écrivain dont on a lu dans cette Semaine auvergnate (qui a eu l'orgueil de le révéler au public la première, tant de lignes délicieuses, de si bonnes nouvelles étudiées, franches, nettes naturelles et savantes en même temps, d'une composition simple, tout près de la vérité comme le doit être un chef‑d'œuvre.
    Nous connaissons l'œuvre naissante de M. Dusserre, nous la verrons se continuer, nous ferons à La Semaine le possible et l'impossible pour élargir sans cesse le cadre des lecteurs de notre paysan‑écrivain parce que ce sera faire là bonne besogne littéraire, de la diffusion utile, que de semer l'œuvre de celui qui bientôt dépassera notre Massif Central et s'imposera, nous en avons le grand espoir, jusque dans ce Paris qui se laisse toujours émotionner par l'art d'un artiste sincère et puissant, comme nous apparaît M. Dusserre.
    Nous connaissons l'œuvre naissante, faisons connaissance avec l'écrivain lui‑même, allons jusqu'à Carbonnat[1], jusqu'à ce petit coin du Cantal où le paysan écrit. Interviewons l'entourage de cet homme pour savoir qui il est et comment il est devenu ce qu'il est, tout en cultivant son coin de terre.
    Dusserre est sorti de l'école primaire sans savoir grand-chose et par son énergie, son endurance, cultivant son intelligence née, il est arrivé à un degré de culture que je me prends parfois à lui envier, mais que cependant je ne lui envie pas longtemps car ce sentiment vilain n'est pas en moi. Ah ! combien ont passé et combien passeront à côté de ce simple sans savoir que sous ces dehors d'homme de la terre, de cultivateur, se cache un personnage qui sait le latin, l'allemand, le russe, l'anglais et l'italien.
    Comment cela s'est‑il fait ? Suivez‑moi bien : Dusserre est jeune homme, un ami lui envoie Le Cid et Cinna de Corneille ; cette lecture le révèle à lui‑même ; il aimait les livres ; de ce jour les livres deviennent pour lui une passion ; dès lors, il n'a plus qu'un objectif : avoir des livres, toujours des livres et lire, et il lit Fénelon[2], Jean‑Jacques et Chateaubriand. Vers sa vingt‑deuxième année, Jean‑Jacques est son dieu, il l'emporte aux champs, il sait La Nouvelle Héloïse mot à mot ; il hait Voltaire, qui a osé dire de Rousseau :
    Monté sur des tréteaux, parmi les charlatans,
    L'échappé de Genève ameute les passants.
    Voltaire a trouvé grâce, depuis, devant le jeune homme d'alors et nous ne pouvons que l'en féliciter.
    Mais lire, lire en français, n'est pas assez pour ce paysan, il veut lire La Bible dans le texte même de la Vulgate et il apprend le latin ; plus tard il voudra lire Gorki dans son texte et il apprendra le russe. Son père a passé ses sept années de militariat à Strasbourg ou dans diverses garnisons d'Alsace, il connaît un peu d'allemand et aux champs il émaille ses propos de mots que le jeune Dusserre ne comprend pas. Qu'à cela ne tienne, le fils en saura autant que son père ; il achète une grammaire et un dictionnaire allemands et il pioche la langue étrangère, il comprend, il sait et il sait si bien que cela l'encourage et que de l'allemand il passe à l'anglais et à l'italien.
    Je devrais peut‑être m'arrêter ici et dire : j'ai fini ; ce que je viens de révéler est suffisant pour vous faire comprendre ce qu'est notre ami A. Dusserre ; tout ceci est suffisant pour attirer sur lui votre attention, toute votre attention, pour lui valoir à jamais votre estime. Je viens de vous montrer un homme qui renferme en lui le plus bel exemple d'énergie et de réussite qu'il soit possible de voir et je suis glorieux que cet homme soit de notre Auvergne et que sa collaboration nous ait été apportée par notre ami Antonin Meyniel, un découvreur, d'ailleurs, d'écrivains remarquables.
    Eh bien non, je ne veux point terminer sans dire à M. Dusserre ma toute sincère estime et admiration, sans lui dire que nous sommes heureux ici du premier succès qu'il a remporté avec son premier prix de prose à La Musette, sans lui dire que nous comptons sur lui à La Semaine, que nous espérons qu'il nous donnera toujours la primeur de ses œuvres et que nous comptons publier bientôt de lui un feuilleton qui fera sensation.
    Ah ! nous comprenons que M. Dusserre, dans son Carbonnat qu'il ne veut point quitter – et combien il a raison ! – ait mené une vie ardente, enthousiaste au cours de laquelle il lui a été donné de connaître les joies pures de la pensée, l'enivrement qu'on éprouve à découvrir, à saisir tout ce que le génie de l'homme a produit de plus parfait, nous comprenons que son bonheur a été grand, nous pouvons lui prédire une autre sensation : la joie du succès. Il vient, il est à lui.
    Nous l'y aiderons de toutes nos forces, heureux d'avoir, encore une fois, honoré l'Auvergne en honorant un de ses enfants les plus méritants et qui se classera bientôt parmi les plus glorieux parmi ces primitifs qui nous troublent, nous charment, nous émeuvent et nous conquièrent par leur indéniable puissance qu'ils tiennent du sol et de leur volonté.

    B. Dalverny[3]»
    (La Semaine auvergnate, 30 juin 1910, p. 2‑3).
    On complètera ce portrait par celui proposé par Marguerite Audoux elle‑même et qui, traduit dans la langue de Shakespeare, servira de préface à l'édition anglaise de Jean et Louise (Chapman and Hall, Londres, 1913) :
    « Lorsque Antonin Dusserre rentre au village avec les chars de foin qui dévalent les pentes en se balançant sur les ornières, il se tient devant les deux grands boeufs rouges et paisibles dont les pieds ferrés claquent mollement sur les chemins pleins de cailloux. Il est taciturne comme ses bêtes ; et quand il veut activer leur lenteur, au lieu de leur parler il se retourne et les touche doucement de sa longue baguette de coudrier. Et tandis que les boeufs baissent la tête sous le joug en suivant doucement leur conducteur, celui-ci dresse sa haute taille, et son buste plein de souplesse semble accompagner le balancement des chars. Comme ses boeufs, il marche lentement, et qu'il s'en aille couper un arbre, ou arracher des pommes de terre, il va du même pas tranquille et bien mesuré, comme si le temps lui appartenait et qu'il pût en disposer à son gré.
    On le rencontre toujours seul par les routes et les sentiers et si l'un des grands troupeaux de vaches rouges d'Auvergne descend de la montagne, et passe près de lui, les bêtes s'écartent et se serrent les unes contre les autres pour ne pas le heurter, comme si elles le reconnaissaient pour un pâtre de tous les temps. Souvent on le trouve assis sur une pierre, à l'abri d'une haie. Dans l'une des poches de sa veste on aperçoit un livre, et il garde sa main fermée dans l'autre poche.
    Il lit pendant toute la journée du dimanche. Il lit aux champs pendant l'heure du repas d'après-midi. Il lit aussi lorsque la batteuse cesse de ronfler pour permettre aux hommes de mouiller leur gosier, tout rempli de la poussière du blé. Il parle d'une façon calme avec des mots précis et espacés, et sa voix est pleine et sonore comme un instrument de musique bien accordé. Sa gaieté est un peu timide ; mais son rire est joyeux comme celui d'un enfant.
    Les soirs d'été, il se repose devant la maison, longue et basse, et qui est vieille de plus de cent ans. Il s'assied sur l'un des troncs d'arbres que l'on coupe à chaque saison pour le chauffage d'hiver. Il reste là longtemps, les coudes sur les genoux, les mains bouchant ses oreilles, comme s'il ne voulait entendre que des voix connues de lui seul. Rien ne le dérange de cette pose qui semble l'éloigner de tous, ni les enfants qui tournent autour de lui en se poursuivant avec des cris, ni les conversations bruyantes de ses voisins. Et lorsqu'il rentre dans sa maison pour dormir, il y a déjà longtemps que tout le monde est couché.

    Marguerite Audoux »

    [1] Le village est écrit ici avec deux n, contrairement à ce qu'indiquent les dictionnaires des communes.
    [2] Comme Marguerite Audoux adolescente
    [3] La photographie de Dusserre est reproduite dans la première colonne de l'article.


  • Anecdotes estivales


  • DUSSERRE
    (Antonin) (1865‑1927)

    Enthousiasmé par la lecture de Marie‑Claire, c'est Dusserre qui contacte l'écrivaine. Marguerite Audoux aide ainsi le romancier‑paysan à placer son roman Jean et Louise. Finalement, l'œuvre paraîtra d'abord en anglais, dans une traduction de John Raphaël, puis à Paris dans le Supplément de L'Illustration de novembre 1913 (Nos 18‑20, illustrations de L. Sabatier), et enfin chez Calmann‑Lévy en 1915. Dusserre publie aussi Les Sœurs Danglars.
    Le paysan auvergnat (qui habite Carbonat, village du Cantal) intervient comme éphémère consolateur au moment de la rupture entre Marguerite Audoux et Michel Yell. Les deux brouillons de lettres de la romancière à son confrère auvergnat, retrouvés dans le fonds d'Aubuisson, nous ont permis, à propos de la nature de leurs relations, d'apporter des précisions à une question souvent posée, notamment par Marcel Ray à Larbaud dans une lettre envoyée de Berlin le 3 juillet 1912 : « Francis m'écrit […] que Marguerite file en Auvergne le parfait amour avec son poète‑paysan. Quid ? Quis ? Ubi ? Quo modo ? » (Leur correspondance, Gallimard, tome deuxième, p. 188‑189). Une lettre de Jourdain à Ray, du 27 avril 1912, donnait déjà des précisions à propos de cette idylle : « Je crois que les protestations d'amour d'un [des] admirateurs [de Marguerite Audoux] (sorte de Guillaumin auvergnat) ne la laissent pas tout à fait insensible et l'ont, en tous les cas, beaucoup aidée à supporter le nouvel et définitif abandon de Michel [il est marié depuis le 18 mars 1912]. » (Médiathèque Valery-Larbaud de Vichy [R Jou 9]) Puis une lettre du 29 juin ([R Jou 10], celle que Ray mentionne dans la missive qu'il envoie à Larbaud quatre jours plus tard, évoque une possibilité de mariage entre les deux écrivains.
Texte


Mercredi
[Île d'Yeu, début août 1912[1]]


Puisque mon tout petit a été bien sage, je vais lui donner le bonbon auquel il a droit. C'est-à-dire que je remettrai ma lettre ce soir au facteur afin qu'elle prenne le bateau demain matin à la première heure et qu'elle arrive encore samedi pour que mon Tenou soit gai, le jour du dimanche, qui est le jour du Seigneur. Sais‑tu que le seigneur devait être joliment gai le dimanche qui suivit sa tâche. M'est avis (comme on dit chez nous) qu'il est un peu paresseux maintenant, le Seigneur. Il ne prend même[2] plus la peine de découvrir son soleil. Mais quand on pense au travail énorme qu'il a fait en une semaine, on comprend qu'il ait besoin de se reposer et on lui pardonne sa flemme.
Ici le temps reste variable. Très peu de pluie mais vents impétueux et nuages menaçants. Pourtant dimanche dernier nous avons été saucés par une averse formidable. Nous voulions aller déjeuner sur la plage des Vieilles à La Croix[3], et tâcher de faire une bonne pêche de crevettes pour fêter le départ de Lucien [Trautmann] qui devait[4] nous quitter lundi matin, mais à peine étions‑nous sortis du vallon de La Meule que nous avons aperçu un nuage noir et lourd qui prenait de la largeur en se haussant et qui entoura l'île du sud au nord, comme s'il avait l'intention de recouvrir ce petit morceau de terre et de l'engloutir sous son poids. Vous qui n'avez jamais été en mer, vous ne pouvez pas vous faire une idée de ce que c'est que l'horizon. Il semble que l'on soit dans une cuvette, et sur[5] cette petite île on a l'impression qu'on a retourné la cuvette[6] pour grimper dessus afin de reculer l'horizon. Aussi, en apercevant ce nuage formidable qui montait de la mer, Madeleine Trautmann[7] et moi, nous allongions nos petites jambes. Pour une fois les hommes avaient de la peine à nous suivre. Il est vrai qu'ils traînaient une brouette chargée de victuailles et de costumes de bain, sans compter les trouilles[8]. La douce et blonde Madeleine disait : « Croyez‑vous que nous aurons le temps d'arriver au bout de nos quatre kilomètres ? »
Moi, personnage avisé, je reniflais le vent, et je répondais : « Si le vent reste au sud, la nuée va filer sur Noirmoutier, mais gare à nous si le vent tourne à l'ouest. »
Comprends‑tu[9], mon Tenou, quatre kilomètres sur une lande, sans un seul abri ! Et nous allongions, et nous allongions ! Et je reniflais le vent qui ne bougeait pas du sud ! Mais la nuée était trop vaste, elle fut plus forte que le vent, et si elle déversa entre l'île et le continent le plus gros de sa masse, elle déversa sur nous[10] une jolie quantité d'eau douce. Cependant, nous avions eu le temps d'arriver à la plage et nous nous sommes mis à l'abri de quelques petits tamarins[11]. Oh ![12] des enfants de tamarins, qui ne tardèrent pas à s'abaisser sous le poids de l'eau et à nous couler quelques petites rigoles [sic] dans le cou. Il fallait sortir de là à tout prix car nous sentions le froid nous envahir. « Allons, a dit Chanvin, un acte d'héroïsme ! Il s'agit de braver la pluie et de gagner la première maison de La Croix. » Et nous voilà traversant une mauvaise dune pleine de chardons et enfonçant jusqu'aux genoux dans le sable. Enfin, après un quart d'heure, nous étions devant un bon feu de goémons et d'ajoncs marins, mais nos manteaux pendus à la place des cirés du marin faisaient des rigoles et se rejoignaient [sic][13] dans le creux[14] du parquet comme une marée montante[15].


[1] On peut supposer qu'il s'agit du début du mois, puisque Marguerite Audoux interrompt son long séjour dans le Cantal (de juin à septembre, juste après l'enfer vécu avec Michel) ‑ séjour des plus tendres au vu de la tonalité mièvre du début de cette lettre ‑ par le mois d'août à l'Île‑d'Yeu, d'où elle écrit ce brouillon. La lettre sera-t-elle recopiée, et arrivera-t-elle ? Les rapports avec « Teno » (qu'une surcharge hypocoristique transforme ici en « Tenou ») ne sont pas si simples. À preuve la seconde lettre connue (226, p. 321) ‑ là encore, un brouillon… ‑ qui date du début de la guerre, et dont le retour à un vouvoiement généralisé ne messied pas à une tonalité tout autre, celle du règlement de compte aigre‑doux.
Il peut donc s'agir ici du 7 ou éventuellement du 14 août (les deux premiers mercredis du mois d'août 1912).

[2] même se trouve ajouté dans l'interligne supérieur.

[3] Lieu‑dit de l'île

[4] devait surmonte un partait biffé.

[5] Au‑dessus d'un dans biffé

[6] Suit un et qu'on barré.

[7] L'épouse du précédent

[8] Des épuisettes

[9] On notera l'alternance entre le tutoiement et le voussoiement, signe d'une relation que la suite va confirmer comme hésitante.

[10] sur nous est écrit deux fois à la suite.

[11] Comprenons, bien sûr, des tamaris.

[12] Oh ! est précédé de ho h.

[13] Des rigoles qui se rejoignaient, a sans doute voulu dire Marguerite Audoux.

[14] Suivi de comme

[15] En tant que tel, ce brouillon n'est assorti d'aucune formule d'appel ni de fin. Aucune signature non plus.

Lieu(x) évoqué(s)Île-d'Yeu
État génétiqueVoir les notes 2,4,5,6, 10 et 12 de la TRANSCRIPTION

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Notice créée par Bernard-Marie Garreau Notice créée le 17/12/2017 Dernière modification le 20/05/2022