Archives Marguerite Audoux

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Lettre de Germaine Hauman à Marguerite Audoux

Auteur(s) : Hauman, Germaine

Description
  • Cette lettre, qui concerne Léon Denis, prolonge et éclaire les lettres 275, 276 et 277 de ce dernier à la romancière.
  • Critique laudative de Marie-Claire - Annonce de la mort de Léon Denis - Eclairages sur sa vie et son caractère - Sur l'avenir de l'œuvre qu'il projetait - Autrecourt - Paul d'Aubuisson
Texte
Adresse : Germaine Hauman
Calle Mansilla 3017 – Buenos Aires ‑

Buenos Aires, 24 novembre 1921.
Calle Mansilla 3017 –
Madame Marguerite Audoux
10, rue Léopold‑Robert ‑ Paris

Madame,

Je pense à vous écrire depuis un temps infini. Jugez donc : depuis Marie‑Claire !… Lors de l'apparition de ce livre je crois bien vous avoir manifesté mon enthousiasme en quelque lettre qui après un somme prolongé dans un tiroir s'en est allée rejoindre au panier d'autres papiers inutiles. J'ai obéi alors à ce raisonnement que je crois bon, à savoir que le plaisir que l'on éprouve à lire un livre ne vous autorise pas à bombarder son auteur de lettres plus ou moins admiratives et « bien senties » mais toujours ennuyeuses et dont il n'a que faire. Ceci dit, permettez‑moi d'ajouter discrètement que Marie‑Claire fut un des charmes de ma vie et qu'aujourd'hui encore j'en relis souvent, et avec délice, certains chapitres dont le langage est si parfait et si simple qu'il est pour l'oreille et (comme il arrive quand on a beaucoup lu un livre), un peu aussi pour les yeux, un véritable enchantement. J'estime fort la simplicité littérairement parlant, et je rends hommage au labeur qu'a dû vous coûter cette simplicité‑là !
Mais il est entendu que je ne vous écris pas au sujet de Marie‑Claire ou de son Atelier. nous avions ici, mon mari et moi, un excellent ami qui commençait à devenir un peu le vôtre, M. Léon Denis, belge comme nous. C'est de lui que je veux vous parler. Il est mort le 18 juillet dernier, le lendemain du jour où vous lui écriviez ces mots prophétiques (Vous étiez en Bretagne, semble‑t‑il) : « Cette mer qui hurle parfois plus fort que tous les chiens de France semble dormir bien tranquillement au creux de ces rochers. Que le vieux chien des bords du Paraná fasse comme elle[1] ». Il est mort non pas au bord du Paraná mais dans sa vieille et froide bicoque des environs de B[uenos] Aires, et il fut enterré le lendemain, aussi humblement qu'il l'avait souhaité, dans le petit cimetière de l'endroit, un pauvre petit cimetière qui avec ses tombes ouvertes, les unes, fraîchement bouchées, les autres, ressemblait à un champ de bataille, mais à un champ de bataille misérable, sans gloire, minable surtout à cause de la pluie récente. Quand j'entendis les premières pelletées de boue échouer sur le couvercle du cercueil, il me sembla que ma tête éclatait ; ça[2] faisait un affreux bruit, implacablement monotone. Rien ne me parut alors aussi navrant que l'impassibilité des autres visages en ce moment–là. C'est curieux combien les hommes réagissent, généralement, différemment des femmes. Mon mari, qui avait été la veille très impressionné, était alors très simplement calme. Pour moi il me fallut le choc de ces pelletées de boue pour comprendre que mon vieil ami était mort, réellement mort, et que nous perdions, bien définitivement, l'ami délicieux, l'oncle ronchon, le père et le grand enfant qu'il représentait simultanément dans notre vie. Excusez cette tirade sentimentale. Je voulais seulement vous dire, Madame, qu'il ne fut pas enterré dans sa belle forêt dont il vous a tant parlé, et qui longe pendant longtemps un beau fleuve paisible, trois fois large comme la Seine.
L'exécuteur testamentaire, me sachant au courant de votre correspondance avec M. Denis, et en notre qualité d'amis très intimes de ce dernier[3], m'a remis vos cartes. Je me suis permise d'en déchirer l'enveloppe sans vous les réexpédier et je suis certaine que vous ne trouverez pas mon action réprouvable quand je vous aurai expliqué l'origine de votre correspondance avec mon vieil ami.
Lorsqu'il perdit sa femme qu'il idolâtrait, je fis tout ce qu'il me fut possible de faire pour le tirer de sa misère morale qui était immense. Occupé « d'affaires », toute la vie, il n'avait rien lu ou presque. J'entrepris de lui apprendre en quelque sorte « à lire ». Il était de sa nature assez artiste pour goûter, fût‑ce inconsciemment, la délicatesse de certains livres. C'est ainsi que je lui mis entre les mains Marie‑Claire. Nous eûmes alors de nombreuses conversations au sujet de ce livre dont la lecture semblait apaiser son pauvre cerveau tiraillé entre un grand chagrin et quelques idées philosophiques. Je lui[4] expliquai comme quoi j'avais pensé vous écrire, comme quoi je ne l'avais pas fait, comme quoi je croyais avoir bien fait, etc. Il ne partageait pas mon avis. Quand on avait envie d'écrire il fallait écrire. Tant pis pour le destinataire. Il aurait bien une fenêtre ou un panier pour se débarrasser de la lettre ennuyeuse et un juron pour l'oublier. C'était simple. Pour lui, il se souciait peu du sort qu'on réservait à ses lettres. Il avait envie d'écrire, il écrivait. Voilà ! Donc, il écrivit. Il avait justement en tête un projet d'œuvre pour la protection de la femme ; il vous en fit part. Votre réponse, néanmoins, lui fit un peu l'effet d'un soufflet. Il ne vous en a pas gardé rancune, mais il ne s'en est jamais tout à fait remis. Cette réponse, je l'attendais autant que lui, comme vous pensez ; elle me fut communiquée, comme d'ailleurs ses autres lettres et les vôtres me le furent toujours par la suite. Je la trouvai un peu brutale mais je ne m'étonnai nullement des mots précis, un peu durs, qu'employait la « douce » Marie‑Claire. Il croyait – comme moi d'ailleurs – à l'autobiographie. Mais il eut, lui, le grand tort de penser que parce qu'il connaissait Marie‑Claire il connaissait aussi Marguerite Audoux[5]. Votre lettre, donc, le déçut un peu. Votre manière de considérer « l'œuvre philanthropique » était cependant fort sage et, s'il eût vécu, je crois que vos conseils[6] l'auraient par la suite convaincu – car il est probable que vous n'auriez pas continué à éliminer de votre correspondance cette origine de vos relations épistolaires : il a laissé par testament la moitié de sa fortune à cette œuvre qu'il me charge de fonder. Mais cette fortune est assez hypothétique, étant toute en forêt demi‑vierge dont la valeur peut varier du simple au triple, une fois écoulées les 5 années d'attente pour la liquidation des biens, établies par le testament. Dans ces pays, mi‑civilisés, mi‑barbares, la valeur des terres est prodigieusement instable et soumises parfois à des spéculations dignes d'un roman financier de Paul Adam[7].
Si vous vouliez bien continuer avec moi la correspondance commencée avec mon pauvre ami, je vous mettrais au courant du projet que j'ai tracé – tout de même – pour la constitution de l'œuvre, et vos conseils me seraient très précieux, puisque vous avez vu de près bien des choses, et les avez d'autant mieux observées que vous êtes artiste. Mais je ne veux pas vous importuner davantage aujourd'hui[8]. Seulement je tiens à vous dire que si ces terres se louaient (chose possible et même probable), je serais heureuse d'affecter une partie de cette rente à soulager des misères féminines que vous connaîtriez personnellement et voudriez bien me signaler. Car moi, à moins évidemment de disposer d'une fortune immense, ce qui permet alors de fonder des établissements neutres – style Carnegie, par exemple ‑, je crois surtout à l'efficacité de l'aide personnelle,[9] et de la main à la main, plutôt qu'à l'aide toujours un peu dérisoire de la petite œuvre de bienfaisance « constituée ». Mais la volonté de mon pauvre ami est là, qui doit avant tout être respectée et, les dieux aidant, et vous aussi, peut‑être (?), je tâcherai de faire quelque chose d'intelligent, d'efficace et de simple – oh ! simple surtout et honnête, sans morgue et sans chichis. Pour le moment, l'attente s'impose – d'abord pour les raisons citées plus haut, ensuite parce que[10] je vais avoir d'autres devoirs plus urgents à remplir ‑. J'attends un bébé dans une quinzaine – mon premier ‑ . J'espère que bien que m'étant prise un peu tard pour lui donner la vie, il voudra bien ne pas m'enlever la mienne[11], sans quoi vous n'auriez décidément pas de chance avec vos correspondants d'Argentine. Racontez‑moi donc l'histoire de cette querelle d'Allemand sur l'église casquée d'Autrecourt[12] et parlez‑moi de votre petit protégé[13] et comment il supporte l'air de Paris et de l'atelier. êtes‑vous occupée à faire un nouveau livre ? Je visite périodiquement les librairies pour m'assurer s'il y a quelque chose de neuf. Rien que je sache depuis L'Atelier de Marie‑Claire. Mais les libraires d'ici sont souvent très en retard. Il est vrai que mon mari qui est, lui, en relation avec des libraires d'Europe n'a rien reçu de vous. Excusez, Madame, la longueur de cette lettre et croyez à toute ma sympathie.

Germaine Haumann

[1] C'est apparemment Germaine Hauman qui souligne, dans le sens de son propos. La lettre dont est cité cet extrait n'a pas été retrouvée.
[2] Un tout a été biffé avant ça.
[3] La construction n'est pas d'une rigueur totale, mais nous la maintenons telle quelle.
[4] Un début de mot est rayé après lui.
[5] La déception, et somme toute un reproche implicite, ne sont donc pas du seul fait de Léon Denis… Certains passages qui suivent confirment cette impression.
[6] Suit un les barré.
[7] L'écrivain quelque peu oublié Paul Adam (1862‑1920) passe du naturalisme au symbolisme, puis écrit, de 1899 à 1903, une tétralogie qui relate l'épopée de la famille Héricourt, c'est‑à‑dire la sienne propre. Sans doute Germaine Hauman fait‑elle allusion à une œuvre postérieure, Le Trust (1910), roman contre la puissance du capital asservi à l'industrie.
[8] aujourd'hui est précédé d'un pour biffé.
[9] Un simple, a été barré après la virgule.
[10] À partir de parce que, la fin de la lettre se trouve écrite dans la marge de gauche, perpendiculairement.
[11] On retrouve la même complaisance, quelque peu emphatique, dans le pessimisme, que chez Léon Denis.
[12] Autrecourt, dans les Ardennes, est la ville où habitent les amis de Marguerite Audoux, les Marielle (voir notamment, les lettres 281 et 282). Nous ne savons pas quelle est cette « querelle d'Allemand ».
[13] Paul d'Aubuisson, qui a entrepris un apprentissage en orfèvrerie (voir la lettre 285).
Lieu(x) évoqué(s)Buenos Aires, Paris
État génétiqueVoir les notes 2, 4, 6, 8 et 9 de la partie TEXTE

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Notice créée par Bernard-Marie Garreau Notice créée le 17/12/2017 Dernière modification le 03/05/2024