[Paris] 30 avril[1] [1926]
Ma chère Marguerite,
Je suis presque honteux de ne t'avoir pas encore remerciée pour l'envoi de ton livre
[2] que Lucien
[3] m'a remis avant Pâques. Je l'avais emporté avec moi en vacances à Millau
[4], comptant le lire en paix, dans cette atmosphère de doux paradis terrestre. Dieu et ma paresse et l'appel des champs et des routes ne l'ont pas voulu – si bien que je te remercie avant la première page, car à Paris je n'ai du temps que pour l'emmerdement.
Pourtant quelques feuilletons que j'ai parcourus, sans suite, à divers jours, dans
Le Journal, m'ont suffi pour savoir que tu n'as rien perdu de la tendre sensibilité, si humaine et si fleurie de précautions devant les gens et les choses, ni le bon style
[5] sain et bon comme le lait
[6].
Lucien a dû te dire que Michel est venu quelques jours à Paris pour ses vicissitudes judiciaires
[7], toujours aussi inquiet et tourmenté qu'autrefois. Nous avons parlé du bon vieux temps. Je lui disais que je ne m'expliquais pas pourquoi vous ne vous voyiez pas quand l'occasion s'en présentait : ce qui divise s'en va dans les grands cœurs plus vite que ce qui joint. Il me répondit qu'il serait heureux de te voir,
[8]non sans la peur d'une grande émotion. Ma bonne chère amie, je dis cela de mon cru, sans être chargé de rien et tu penseras peut-être que je m'occupe de ce qui ne me regarde pas. Mais tout de même serez-vous si sots que de mourir, sans vous revoir jusqu'à la mort
[9] !
Hélène
[10] t'embrasse et moi
idem bien affectueusement.
Ton Ch[arles] Ch[anvin]
[1] L'écriture de Chanvin pourrait laisser deviner
juin, mais le cachet de la poste, par bonheur lisible, ne laisse aucun doute.
[2] Il s'agit de
De la ville au moulin, sorti en librairie le 2 avril 1926, et dont Marguerite Audoux a pu faire un service de presse avant cette date.
[3] À l'évidence, Lucien Trautmann, vieil ami de Fargue, Chanvin et Marguerite Audoux, que l'on retrouve aussi à l'Île‑d'Yeu
[4] Mot peu lisible. À l'évidence, et par élimination, il s'agit du chef‑lieu d'arrondissement de l'Aveyron.
[5] Suit un
doux barré. On notera la rupture de construction.
[6] « C'est bon comme du bon pain », écrit, dans la lettre 317 Romain Rolland à la romancière.
[7] Il s'agit de démarches pour une mutation, qui se fera sous peu de Saint‑Girons, dans l'Ariège, à Niort (Yell résidera à Melle, comme en témoigne une lettre qu'il envoie à Larbaud le 28 mai 1927 et où il mentionne après la signature :
« juge à Niort, en résidence à Melle »). Yell exercera ensuite à Poitiers, de 1930 à 1940. (renseignements fournis en 1992 par Dominique Iehl, son fils, lors d'une conversation téléphonique). Chanvin affecte le terme
vicissitudes dans son acception archaïque de
changement (ce qui ne messied pas au contexte juridique).
[9] Ce sera effectivement le cas.