Archives Marguerite Audoux

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Carte de visite de Marguerite Audoux à Alain‑Fournier

Auteur(s) : Audoux, Marguerite

DescriptionLelièvre - Influence de Marie-Claire sur Le Grand Meaulnes

Texte


[Paris, début 1914]

Lelièvre est l'ancien secrétaire de Fasquelle ; ses moyens ne lui permettant pas d'acheter les bouquins qu'il désire, je lui avais prêté le vôtre.
Je ne sais si Le Grand Meaulnes est influencé par M[arie‑] C[laire][1] comme il le dit. Je n'ai pas senti cela en le lisant, mais je serais bien fière d'avoir écrit les lignes qu'il me signale.
Comment allez‑vous par ce froid ? J'admire chaque jour le courage de votre maman à travers mes carreaux[2].
Moi je fais ma marmotte entre deux feux, en espérant le dégel. Dites à votre maman que je lui garde une très profonde sympathie. Et vous mon Cher Ami, croyez à ma grande tendresse.

M. Audoux

[1] Voir la partie NOTES

[2] « [D]e chez elle, Marguerite Audoux voit la cour de récréation d'une école primaire dont la directrice est la mère d'un jeune homme qui fera paraître Le Grand Meaulnes sous le nom d'Alain‑Fournier. » [Dumont (Mireille), « La Culture de Marguerite Audoux, fille du terroir et fille du peuple : résurgences, modèles, inscription dans son époque », in Le Terroir de Marguerite Audoux, L'Harmattan, 2005, p. 163‑181 (p. 167 pour ce passage), Actes du Colloque organisé par l'équipe « Littérature et Histoire », sous la direction de Julie Bertrand‑Sabiani, Géraldi Leroy et Bernard‑Marie Garreau].

Notes

En ce qui concerne l'influence de Marie‑Claire sur Le Grand Meaulnes, le document le plus éclairant est sans nul doute la préface à Miracles par Jacques Rivière[1]. Nous en extrayons quelques passages :
« Marie‑Claire avait déchaîné en lui un enthousiasme que l'exquise qualité du livre ne pouvait suffire à expliquer : il y voyait sans doute briller de ces trésors que les créateurs seuls distinguent, parce qu'ils sont à moitié virtuels et n'existeront tout à fait qu'une fois repris par eux et exploités.
Fournier a essayé de dire lui‑même quelle sorte de nouveauté et d'enseignement il apercevait dans Marie‑Claire :
Tel est l'art de Marguerite Audoux : l'âme, dans son livre, est un personnage toujours présent, mais qui demande le silence. Ce n'est plus l'Âme de la poésie symboliste, princesse mystérieuse, savante et métaphysicienne. Mais, simplement, voici sur la route deux paysans qui parlent en marchant : leurs gestes sont rares et jamais ils ne disent un mot de trop ; parfois, au contraire, la parole que l'on attendait n'est pas dite et c'est à la faveur de ce silence imprévu, plein d'émotion, que l'âme parle et se révèle.[2]
En d'autres termes, Fournier admirait la façon dont Marguerite Audoux avait su insérer ses émotions dans un simple récit ; le renoncement au lyrisme pur, qu'il venait de consommer pour sa part, il le voyait ici produire tous les merveilleux effets qu'il en espérait : le silence lui‑même, pourvu qu'il fût bien ménagé, et succédât à quelque geste bien noté, pouvait parler, pouvait chanter même. Il n'y avait donc, à se taire, ou plutôt à s'effacer derrière une histoire, que des avantages. L'Âme « métaphysicienne », inspiratrice du Symbolisme, devait céder la place à l'âme[3] ignorante et sans voix, celle qui se raconte par les faits.
Le Miracle des trois Dames de Village, au moment où La Grande Revue le publia (août 1910), apporta à Fournier une déception : « Mes dames de village sont parues hier, m'écrivait‑il[4]. On n'a pas gardé les italiques qui enveloppaient plus doucement le texte et lui gardaient un air de poème. Écrit ainsi en romaine, il a l'air d'un mauvais conte et je ne le relis pas sans agacement. Moralité : écrire des contes qui ne soient pas des poèmes. »
Et en effet, le Miracle de la fermière, qu'il composa tôt ensuite, est un conte bien caractérisé, mais où justement se marque très nettement l'influence de Marie‑Claire. On y déchiffre à vue d'œil ce que Marguerite Audoux lui avait entre‑temps enseigné, ou plutôt ce qu'elle lui avait révélé de ses propres aptitudes, à l'exercice de quels dons elle l'avait encouragé. […]
On retrouve aussi cette façon discrète, pure et solennelle, de faire parler les paysans, que Marguerite Audoux avait inventée, ‑ et plus généralement le même sens que chez elle de la grandeur des mœurs paysannes. […]
Enfin les quelques rares effusions de l'auteur dans son récit sont pareillement amenées, et gardent la même retenue, ici et dans Marie‑Claire : « Je connaissais ce grand chant du labour, dont on ne peut jamais dire s'il est plein de désespoir ou de joie, ce chant qui est comme la conversation sans fin de l'homme avec ses bêtes, l'hiver, dans la solitude. Mais jamais l'homme qui chantait, de cette voix lente et traînante comme le pas des bœufs, ne m'avait paru si désespéré d'être seul. »[5]
Signalons, en un juste écho aux justes propos de Jacques Rivière, l'article de Patrick Mac Carthy, « Marguerite Audoux – Alain‑Fournier : une amitié, une influence », in Bulletin des Amis de Charles‑Louis Philippe, n° 33, décembre 1975, Moulins, p. 47‑67. Nous en extrayons ces deux passages :
« Marguerite Audoux est, à sa manière, une bonne critique. A propos des Trois Dames elle écrit à Fournier : "J'ai dans l'idée que vous pouvez donner beaucoup mieux que cela[6]". Justement Fournier commence "une histoire bien plus simple[7]", Le Miracle de la Fermière, qu'il termine en décembre. Comme le dit Rivière, l'influence d'Audoux est claire. Il n'y a plus de rêves vides mais des émotions puissantes et la fermière agit pour changer le cours des événements. Puis la technique a changé. Fournier décrit une ferme où l'on travaille ; le paysage a un certain caractère - nous sommes en Sologne, dans "le sable fin des ornières[8]". Plus important même il y a des personnages vivants et une évolution psychologique : la fermière perd sa bonne humeur et traverse une période de léthargie avant de trouver la force d'intervenir. Le dialogue est concis et la brève parole de la fermière ‑ "Il a bien fallu[9]" ‑ rappelle la fin d'un conte de Marguerite Audoux[10]. »[11]
« La trace que Marie-Claire a laissée dans Le Grand Meaulnes se trouve dans la première partie. La narration n'est pas la même. Seurel, qui est à la fois enfant et adulte, regarde en arrière ; quand on arrive au Domaine Inconnu c'est Meaulnes qui parle. Mais le mélange de l'objet et de l'émotion rappelle Marguerite Audoux. L'école et le village sont aussi familiers et aussi magiques que la ferme de Sainte-Montagne. La boutique du maréchal est décrite de la même façon dans les deux romans. Fournier écrit avec la précision d'Audoux. Il peint l'incident du feu d'artifice dans un style bref et net. »[12]
Enfin, reproduisons l'intégralité de la note, précitée, d'Alain‑Fournier sur Marie‑Claire pour la NRF de novembre 1910 :
« Marie‑Claire, par Marguerite Audoux (La Grande Revue)
Peu importe qu'une couturière ait pu écrire un roman. Le prodige n'est pas là. Mais ce qui reste surprenant et qu'il faudrait expliquer, c'est la simplicité parfaite et l'extraordinaire grandeur de ce livre.
La littérature des trente dernières années n'a pas produit, peut‑être, un poème de la vie intérieure plus beau que la deuxième partie de Marie‑Claire qui se passe chez des paysans de Sologne.
C'est auprès de ces paysans que Marguerite Audoux acquit autrefois le sens et le goût de la vie intérieure. Petite servante attentive parmi les gens de la campagne, elle a pu les voir tels qu'ils sont. Si grossiers qu'ils paraissent dans les circonstances ordinaires, ils apportent aux démarches importantes de la vie une gravité, une discrétion, une lenteur qui passent ordinairement pour de l'indifférence ; et il faut une enfant bien sensible comme cette Marie‑Claire pour s'apercevoir de leur bonté qui ne parle pas, pour surprendre le tremblement imperceptible de leur émotion profonde.
C'est là, ne craignons pas de le dire, chez ces paysans du centre de la France, que la vie de cœur est le plus intense parce qu'elle est aussi le plus cachée. Et tel est l'art de Marguerite Audoux : l'âme, dans son livre, est un personnage toujours présent, mais qui demande le silence. Ce n'est plus l'Âme de la poésie symboliste, princesse mystérieuse, savante et métaphysicienne. Mais, simplement, voici sur la route deux paysans qui parlent en marchant : leurs gestes sont rares et jamais ils ne disent un mot de trop ; parfois, au contraire, la parole que l'on attendait n'est pas dite et c'est à la faveur de ce silence imprévu, plein d'émotion, que l'âme parle et se révèle.
Aussitôt que tous les grains furent rentrés, le déménagement commença… Il ne resta bientôt plus à la ferme que les deux bœufs blancs qu'Eugène ne voulut confier à personne. Il les attacha à la carriole qui devait emporter Pauline et son enfant… Je voulus les accompagner jusqu'à la route. Nous marchions en silence. De temps en temps, Eugène encourageait ses bœufs en les touchant de la main.[13]
C'est tout. Mais il a suffi de ce dernier geste si juste pour raconter tout le trouble du cœur.
L'Âme n'est pas le seul personnage de ce livre. Bien des personnages l'habitent, bien des âmes… D'un trait parfaitement choisi, l'auteur les fixe pour toujours dans notre souvenir : c'est « la sœur Agathe » qui était si gaie et si bonne, que les petites filles riaient toujours quand elle les grondait ; Colette, l'infirme, qui avait la vocation du mariage ; Chemineau, l'orgueilleuse, « qui ne se défendait jamais quand on l'accusait d'une faute », sœur Marie‑Aimée, qui avoua, un jour : « Oui, mais moi, je ne compte plus parmi les lys… ».
Et c'est surtout sœur Désirée des Anges dont je sais que certains jeunes disent : « Il n'est pas une femme au monde que nous eussions désiré davantage rencontrer ». Elle meurt, à vingt ans, pendant une nuit du mois de mai, après avoir arraché son costume de nuit en criant : « Ouvrez les fenêtres, c'est aujourd'hui qu'il vient ! »
Mais ce qui rend si tragique à nos yeux ce grand geste, et si précieux le corps très pur de la jeune fille morte, ce sont quelques détails bien simples qui nous ont fait admirablement connaître son âme :
Elle trouvait son costume de religieuse lourd et incommode, elle disait avec une expression de lassitude : « Quand je m'habille, il me semble que je me mets dans une maison où il fait toujours noir ». Elle s'en débarrassait très vite, le soir, et elle était tout heureuse de marcher dans la chambre en costume de nuit.
Elle avait une gaieté fine qui ne s'altérait jamais.
Au temps où Désirée Joly faisait son noviciat, elle avait un visage plus rose que les roses ; elle avait aussi une taille fine et elle était rieuse et aimante. Elle sautait si fort quand elle jouait à la ronde avec nous que sœur Marie‑Aimée lui disait souvent : « Voyons, mademoiselle Joly, pas si haut, on voit vos genoux. »
Il ne faut souvent à Marguerite Audoux qu'un mot, qu'une phrase pleine de précautions pour révéler toute l'intime tragédie d'une existence. Et parfois la phrase s'arrête juste à temps pour qu'on pressente seulement ce qui ne doit pas être dit :
Eugène avait les épaules minces et son cou était aussi rond que celui de Martine.
Maître Sylvain disait qu'il était tout le portrait de leur mère.
Jamais je ne l'avais vu se mettre en colère. On l'entendait toujours chantonner d'une voix faible et harmonieuse.
Le soir il rentrait des champs assis en travers sur un de ses bœufs et souvent il chantait la même chanson.
C'était l'histoire d'un soldat s'en retournant à la guerre après avoir retrouvé sa fiancée mariée.
Comme elle regarde les êtres, avec simplicité et bonté, marguerite Audoux regarde les choses. Devant les plus humbles détails de la vie campagnarde, elle est, à la façon de Charles‑Louis Philippe, remplie d'une admiration d'enfant pauvre. Et cette simplicité, cette ignorance même atteignent souvent à une singulière grandeur. Il semble qu'avec elle nous passions pour la première fois sur les routes de la terre et que nous regardions les travaux des hommes : comme ils sont beaux et étranges à voir !
Il fit claquer son fouet et on eut bientôt dépassé la forêt.
La pluie tombait toujours fine comme un brouillard et les labours paraissaient encore plus noirs.
Dans une pièce de terre qui touchait à la route, un homme venait vers nous en faisant de grands gestes ; pendant un instant, je crus qu'il me menaçait, mais quand il fut plus près, je vis qu'il serrait quelque chose dans son bras gauche, pendant que le bras droit faisait le geste de faucher à la hauteur de sa tête. J'étais si intriguée que je regardai maître Sylvain. Au même instant, il dit comme s'il me répondait :
‑ C'est Gaboret qui fait ses semailles.
Il y a peu de restrictions à faire sur un art aussi simple et aussi puissant : parfois imperceptiblement, la narration prend le ton d'une « rédaction » d'écolière ; parfois, au contraire, une phrase est si naïvement littéraire qu'elle paraît égarée dans le livre. Mais ce sont là des défauts si rares qu'ils « sautent aux yeux » comme des fautes d'orthographe oubliées.
Il en est de même des influences : à peine trouverait‑on, ici une image, là un procédé qui fassent penser à Charles‑Louis Philippe ou à Jules Renard. ‑ Marie‑Claire est une œuvre parfaitement originale et l'on peut dire, en ce sens, comme Charles‑Louis Philippe, que c'est, sans doute, le premier roman qui soit écrit par une femme.
[Alain‑Fournier, « Marie‑Claire, par Marguerite Audoux (La Grande Revue) », in la NRF, 1er novembre 1910, p. 616‑619].
[1] Voir Alain‑Fournier, Miracles, avec une introduction de Jacques Rivière, Gallimard, 1924. La préface en question a été reprise dans Alain‑Fournier, Le Grand Meaulnes. Miracles, édition d'Alain Rivière et de Daniel Leuwers, Garnier, 1986, p. 3‑56. C'est l'édition à laquelle nous nous référons.
[2] Note sur Marie‑Claire dans la Nouvelle Revue française du 1er novembre 1910, page 617. (Note de Jacques Rivière).
[3] Jacques Rivière reproduit la graphie, qui n'est pas anodine, utilisée par Alain‑Fournier. Si l'Âme devient l'âme, la minuscule n'a, en l'occurrence, rien de dévalorisant, bien au contraire.
[4] Lettre du 11 août 1910. (Note de Jacques Rivière). On remarquera bien la date : Alain‑Fournier n'a fait la connaissance de Marguerite Audoux que quelques jours auparavant [entre le 4 et le 8 août, précise Jean Loize (Alain‑Fournier, sa vie et le Grand Meaulnes, Hachette, 1968, p. 251)].
[5] Op. cit., p. 37‑39
[6] La phrase est citée par Fournier – A.‑F. à J. R., 24.8.1910. (Note de Patrick Mac Carthy).
[7] A.‑F. à Jeanne B., 28.9.1910. (Note de Patrick Mac Carty)
[8] Alain‑Fournier, « Le Miracle de la Fermière », in Miracles, Op. cit., p. 136.
[9] Ibid., p. 144.
[10] Comprenons que cela rappelle la manière de Marguerite Audoux (dont aucun des contes, d'ailleurs, ne se termine par ces mots).
[11] Article cité, p. 59
[12] Ibid., p. 61
[13] Les points de suspension indiquent en réalité des suppressions dans le texte de Marie‑Claire cité.



Lieu(x) évoqué(s)Paris

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Notice créée par Bernard-Marie Garreau Notice créée le 17/12/2017 Dernière modification le 20/05/2022